Frank Capra, le guérisseur
- RG
- 4 sept. 2023
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Dernière mise à jour : 11 mai
Il est « le navigateur qui connaissait le mieux l’art d’entraîner ses personnages au plus profond des situations humaines désespérées […] avant de redresser la barre et de faire s’accomplir le miracle qui nous faisait sortir de la salle en reprenant confiance dans la vie.»
C’est ainsi que François Truffaut fait l’éloge de Frank Capra dans son ouvrage Les Films de ma vie. Réalisateur aujourd’hui incontournable de nombreux classiques américains hollywoodiens des années 30, F. Capra brille pour son talent de peintre de fresque sociale et s’empare de la société de son temps pour en faire aussi bien sa thématique de prédilection que son public privilégié. En effet, on retient de lui ses représentations de la conflictualité des idéaux individuels (illustrés par une panoplie de héros, tous marginaux : Longfellow Deeds, George Bailey, Jefferson Smith, John Doe entre autres) et des normes imposées par le collectif. En quelques mots, il s’est attelé à filmer la mise à l’épreuve de l’individu par une société en branle après le krach boursier de 1929, rongée par la crise et les inégalités.
Notons d’abord que la filmographie de Capra demeure assez hétérogène et riche. Il s’est très certainement illustré dans divers genres comme la screwball comedy, la comédie loufoque, qui se caractérise par du burlesque souvent doublé par la comédie romantique (New York-Miami étant le film fondateur, mais aussi Vous ne l’emportez pas avec vous ou Arsenic et vieilles dentelles), le drame (Monsieur Smith au Sénat, L’Homme de la rue, La Vie est belle), mais s’est également frotté au film de propagande (Pourquoi nous combattons). Le cinéma de Capra n’est certes pas révolutionnaire. Il n’a pas apporté un air de renouveau dans l’histoire cinématographique, pourtant il mérite bien sa place au panthéon des auteurs incontournables hollywoodiens des années 30 et 40.
Focus sur celui qui s’est fait la voix du peuple d’une Amérique en crise.

Un cinéma du peuple, pour le peuple et par le peuple
Lecteur de Dickens, il n’est pas étonnant de deviner jusqu’où remonte son intérêt pour les petites gens et sa volonté d’en faire les personnages vedettes de son cinéma. Étant lui-même fils d’immigrés italiens dont la famille s’est installée à Los Angeles en 1903, son engagement est clair :
« Je chanterais la complainte du travailleur, du pauvre gars qui se fait rouler par la vie, et celle de la veuve et de l’orphelin. Je prendrais le parti de ceux qui risquent le tout pour le tout des désespérés ; je prendrais le parti de ceux qui sont maltraités en raison de la couleur de leur peau ou de leurs origines. […] Oui, que d’autres fassent des films sur les grands mouvements de l’Histoire, Moi, je ferais des films sur le type qui balaie. »
Comme lui, ses protagonistes sont issus de classes sociales moyennes ou pauvres dont les aspirations personnelles entrent en contradiction avec la société. Dans Grande Dame d'un jour (1933), Apple Annie tente de dissmuler sa pauvreté à sa fille en se faisant passer pour une membre de la haute société. De même, Jefferson Smith (Monsieur Smith au Sénat, 1939) est contraint d’entrer dans le monde féroce de la politique quand il obtient son poste de sénateur tandis que Longfellow Deeds (L’Extravagant Mr Deeds, 1936), en héritant une coquette somme, se voit subitement projeté contre son gré dans la haute société. Et enfin, mu par un sens accru du devoir, George Bailey (La Vie est belle, 1946) est retenu à Bedford Falls par ses responsabilités qui l'incombent. En prenant en charge la question sociale de la sorte, la pensant, la confrontation des bien nantis et des plus modestes apparaît dès lors comme un leitmotiv scénaristique majeur dans l’œuvre de F. Capra, si bien que l’on pourrait alors la qualifier de populaire, voire à tendance populiste. Il est par ailleurs assez explicite dans Vous ne l’emporterez avec vous (1938) : tout le film se construit autour de la conflictualité entre les Kirby et les Sycamore, source de ressorts comiques. Tony Kirby (James Stewart), riche héritier d’une lignée fière et orgueilleuse, et Alice Sycamore (Jean Arthur), sa jeune secrétaire à la famille fantasque, incarnent les Roméo et Juliette modernes d’une société d’étiquettes.
F. Capra se distingue alors comme porte-parole de la voix du peuple au travers de ses multiples personnages, véritables héros populaires empreints d’idéalisme. Tous sont plus touchants les uns que les autres : ingénus, purs et moraux. Car ce sont bien les vertus américaines qu’entendent incarner James Stewart (Monsieur Smith au Sénat, La Vie est belle) et Gary Cooper (L’Extravagant Mr Deeds, L’Homme de la rue). Deux acteurs immensément doués et ô combien émouvants dans leurs films respectifs ! À noter que les personnages féminins ne demeurent pas en reste. Au contraire, dotées d’un rôle primordial, elles sont celles qui permettent à leur homologue masculin d’accomplir leur quête. On pense notamment à Donna Reed, merveilleuse Mary dans La Vie est Belle, à la brillante Jean Arthur dans M. Smith au Sénat et Vous ne l’emporterez pas avec vous et à Claudette Colbert dans New York-Miami. La caractérisation du couple-tandem est fort bien exécutée.
Le réalisateur ne cache pas non plus son amour pour sa terre d’accueil, au contraire, il embrasse ouvertement son identité américaine en chantant les louanges des valeurs états-uniennes. Plus que tout, il revendique un patriotisme assumé (dire « Merci à l’Amérique », comme il l’entend) que l’on retrouve par ailleurs dans toute son œuvre. L’exemple parfait demeure M. Smith au Sénat : le spectateur est plongé au cœur des institutions américaines aux côtés de Jefferson Smith, jeune citoyen modèle américain, candide et idéaliste, soudainement désigné sénateur. Fervent admirateur des pères fondateurs et de la Constitution américaine, il est la figure populaire, certes naïve et classique par excellence, qui défend l’intérêt du peuple face à la corruption des politiciens. L’Homme de la rue, (dont le titre original est Meet John Doe) traite lui aussi ouvertement du sort des classes sociales les plus modestes. Gary Cooper y joue le Monsieur-tout-le-monde, figure porte-étendard du peuple. On perçoit alors un certain sens de la communauté dans le corpus de F. Capra, qui s’applique à penser les minorités face aux puissants. La lutte des classes y est un thème récurrent, comme l’est celui de la pauvreté au temps de la Grande Dépression.

James Stewart dans M. Smith au Sénat, illustration du martyr et expression du logos, ethos et pathos.
« L’utopie du possible »
Cependant, F. Capra tend également à s’affranchir du réalisme (notamment en représentant la misère des classes et la crise économique des années 30) au profit d’une idéalisation consolatrice. Ce faisant, il tend à prendre le parti d’une représentation idéale du réel, voire utopique. Christian Viviani affirme que « cette utopie n’a de force que parce qu’elle est fortement amarrée au réel : l’utopie de Capra est une utopie du possible ». F. Capra révélerait ainsi dans la plupart de ses films les multiples dimensions de la réalité dans l’intention idéaliste d’en faire surgir les potentialités. « The pursuit of happiness » (tirée de la célèbre phrase « Life, Liberty and the pursuit of Happiness » dans la déclaration d'indépendance des États-Unis) passe par une entrevue du bonheur offerte par l'utopie. Il le représente parfaitement dans Horizons perdus (1937) avec le village idyllique de Shangri-La, logé au creux des montages tibétaines, qui fait l'objet d'obsession de Robert Conway, le personnage principal. Lever le voile sur le champ des possibles, telle serait sa visée, - et quelle visée ! Voilà qui permet d’adopter un œil nouveau pour percevoir autrement la vie. Nous touchons ici sans doute la vocation de toute l’histoire du cinéma.
Cette idéalisation s’accompagne assez fréquemment du célèbre happy end, pure convention hollywoodienne. Chez F. Capra, il s’opère souvent sur le mode du miracle comme c’est le cas avec une intervention divine dès le début dans La Vie est belle. Mais, si cette résolution finale advient comme quelque chose de quelque peu mécanique, elle a le mérite de consoler le spectateur. On ne peut s’empêcher de sangloter de joie face au triomphe de la figure populaire, qui après un dur labeur, est enfin récompensée. Parce que cette victoire est édifiante et surtout porteuse d’espoir. Face au malheur du protagoniste, le public ne peut que s’identifier et faire preuve de compassion. Dans les films de F. Capra, les spectateurs sont invités à se projeter, à s’identifier à la peine des personnages au sein de la diégèse. Cette symétrie évoque l’image de l’écran comme un miroir : le cinéma, médiateur, est une version alternative de la réalité et permet à la fiction de consoler le réel par son artifice narratif et technique. La dynamique de réflexion (au sens du verbe refléter) crédibilise et concrétise cette relation affective que le spectateur noue avec le film. Or, il faut admettre volontiers que F. Capra excelle en matière de résolution lyrique.
À choisir une œuvre de son corpus, la couronne de laurier revient sans une once d’hésitation à La Vie est Belle qui demeure sans conteste son magnum opus. Inégalable, c’est le film phare de sa filmographie à ne pas manquer. S’il existe bien un film susceptible de remporter unanimement le cœur des spectateurs, et ce, avec la plus grande légitimité qu’on puisse lui accorder, il me semble bien que ce soit celui-ci. Car ce film possède ce pouvoir de susciter l’adhésion de toute âme, aussi sensible soit-elle, - à commencer par la mienne. Aujourd’hui culte, il est étonnant d’apprendre que lors de sa sortie en 1946, le film fut un échec commercial et bénéficia d’une réception en demi-teinte, contrairement à New York-Miami qui, quelques années plus tôt en 1935, avait raflé cinq oscars !
Le synopsis est le suivant : le film retrace la vie de George Bailey, citoyen d’une gentillesse exemplaire et aimé de tous à Bedford Falls. Multipliant les sacrifices pour autrui, il s'oublie peu à peu et perd le goût de vivre au point de songer au suicide… jusqu’à ce que Dieu décide d’intervenir.

“What is it you want, Mary ? What do you want? You want the moon ? Just say the word and I'll throw a lasso around it and pull it down. Hey. That's a pretty good idea. I'll give you the moon, Mary. ”
(extrait de La Vie est belle)
La Vie est belle n’est rien moins qu’une ode à la vie. Adaptation de la nouvelle The Greatest Gift écrite en 1939 par Philip Van Doren Stern, c’est une œuvre pétrie d’humanisme qui saisit avec justesse le péril qui guette la psyché humaine dès lors qu’elle se confronte à sa propre contingence. Elle met ainsi en lumière le revers de l’existence humaine et de son sens car, quel est-t-il réellement ? James Stewart, ce grand dadais gauche et émouvant à souhait, décuple le plaisir du visionnage et des larmes avec un jeu d’acteur sans fausses notes. Il en va de même pour Donna Reed, d’une exquise douceur qui fait honneur à son rôle. On se délecte des dialogues savamment écrits, typiquement hollywoodiens, débités à un rythme certes effréné, mais parfaitement maîtrisé, de la rhétorique et des running gags qui ponctuent le récit et qui nous font sourire avec tendresse. Passée cette conquête de l’optimisme, les séquences dramatiques sont cadencées crescendo et nous maintiennent hors d’haleine et en attente de la délivrance de ce carcan.
On ne pourrait guère ignorer combien le film revêt une quantité de symboliques religieuses et ce de manière assez explicite, mais celles-ci s’avèrent tout aussi belles même pour les plus sceptiques ou agnostiques d'entre nous. Car au-delà du deus ex machina, qui n’est en fait qu’un outil de science-fiction pour mieux délivrer son ultime leçon, l’œuvre invite à conserver la foi, qu’elle soit religieuse ou non. Autrement dit, c’est un memento d’espoir. Une expérience fondamentalement cathartique.
En fin de compte, le cinéma de F. Capra possède indéniablement un charme inouï et regorge de films en noir et blanc qui nous en font voir de toutes les couleurs. Ils agissent comme un remède pour se prémunir de l’épreuve qu'est l’existence humaine. Pourtant, la leçon est là : il faut vivre. Truffaut trouva le mot juste : Frank Capra est bel et bien un prodigieux « guérisseur ».
Photos ©Images de film et de Frank Capra. Tous les droits appartiennent et reviennent aux auteurs.
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