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Sherlock (BBC, 2010-2017) et la diffusion de la connaissance à l'ère numérique

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    RG
  • 26 déc. 2024
  • 20 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 mai

Cet essai de recherche a été soumis au département d’histoire de l’art, de cinéma et des médias audiovisuels de l'Université de Montréal. Il respecte les normes bibliographiques imposées par ce dernier. Les citations en langue anglaise ne sont pas traduites.


Détective privé consultant au caractère certes bien trempé mais à l’excellent sens de déduction, violoniste de talent, génie scientifique ; voilà autant de titres honorifiques qui flattent l’illustre personnage né sous la plume de Sir Arthur Conan Doyle en 1887, l’éminent Sherlock Holmes. Multipliant les casquettes, s’il demeure surtout célèbre pour revêtir son inimitable deerstalker (un attribut, avec la pipe calebasse et la cape Inverness, imaginé par Sidney Paget, le premier à illustrer les aventures du détective d’abord parues mensuellement dans le Strand Magazine), il doit sans doute sa plus prestigieuse couronne de laurier à son rayonnement international actuel. Ayant engendré adaptations sur adaptations, que cela soit sur les planches d’un théâtre (on songe à la pièce du même nom écrite par William Gillette, créée en 1899 à New York), mais aussi sur le petit comme le grand écran (il serait impossible de citer toutes les œuvres dérivées tant elles sont nombreuses, mais on retient surtout la série produite par le Granada Television, diffusée de 1984 à 1994 avec Jeremy Brett dans le rôle principal, le film de Guy Ritchie de 2009, sans parler de la série Elementary créée par Robert Doherty et diffusée de 2012 à 2019), l’existence de Sherlock Holmes fait florès, surpassant largement son origine littéraire : ainsi l’être de papier s’est-il mué en véritable « héros cinégénique » (Chauvin 2022, s.p). Plus d’un siècle après sa naissance, le personnage romanesque de Conan Doyle, devenu archétype et icône de la culture populaire, a bénéficié d’une extraordinaire extension narrative sur une multitude de médias selon le principe du transmedia storytelling théorisé par Henry Jenkins, défini comme « a process where integral elements of a fiction get dispersed systematically across multiple delivery channels for the purpose of creating a unified and coordinated entertainment experience » (Jenkins 2007, s.p). C’est précisément dans cette logique de réinterprétation que s’inscrit la série policière britannique Sherlock, créée par Mark Gatiss et Steven Moffat, diffusée de 2010 à 2017 sur la chaîne BBC One, qui fait du duo d’enquêteurs Sherlock Holmes-John Watson deux hommes non plus de l’époque victorienne, mais du XXIe siècle, décidés à résoudre les crimes commis sur la scène londonienne contemporaine. En effet, la série entreprend de s’appuyer sur du transmedia storytelling et utilise des stratégies numériques bien rodées misant sur la modernisation du récit original dans lequel la technologie envahit l’univers diégétique, de sorte à exalter l’enthousiasme de la très active communauté sherlockienne des réseaux, prête à résoudre les énigmes en parallèle. Ce faisant, l’œuvre télévisuelle génère massivement du contenu en ligne. La dynamique de création est double puisqu’elle a lieu d’une part intra-diégétiquement dans le récit transmédia et d’autre part extra-diégétiquement dans l’engagement des fans transmédia (Stein & Busse 2012, 12), s’articulant aussi bien autour du processus de production et que celui de réception au cours desquels circule un considérable flot d’informations, de connaissances et de données. C’est ce que Henry Jenkins appelle les processus top-down  corporate-driven ») et bottom-up (« consummer-driven ») (2006, 18). En fait, tout l’univers de la série repose sur l’utilisation de plateformes numériques et le partage de données entre les utilisateurs, soit les producteurs-créateurs et les spectateurs devenus enquêteurs, entraînés dans cette poursuite de la connaissance via Internet, brassant une quantité astronomique d’informations et de facto, honorant cette « participatory culture » (Jenkins 2006, 2-3).

A l’aune de cette importante création de contenu diégétique en ligne, dans quelle mesure pourrait-on dire de la série Sherlock qu’elle propose une réflexion sur la diffusion de la connaissance à l’ère numérique qui est la nôtre ?

Si que de tels échanges et entrelacements effectués via les technologies contemporaines contribuent habilement à faire de la série un objet d’étude pertinent, c’est précisément parce qu’ils prennent la forme d’un véritable réseau, qu’ils imitent une structure de toile – et pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit du Net, le réseau informatique, et du Web 2.0 participatif, le système hypertexte d’Internet favorisant l’interactivité. En considérant sa qualité de création transmédia, nous postulons qu’il serait possible de comprendre la série Sherlock comme le déroulement d’une « pensée en réseau » destinée à générer de la connaissance en ligne, étirant par la même occasion le tissu narratif sur la toile et les diverses plateformes numériques réquisitionnées, lieux d’interconnexion et d’intertextualité par excellence. Cette « pensée en réseau » est une

forme de pensée [qui] sort […] de la normalité et de la normativité de la pensée cartésienne, rationnelle et unidimensionnelle qui est arrivée à son apogée à l’époque de la Modernité, modernité aujourd’hui en phase évidente de saturation. (Josset 2006, 137)

Corrélée à l’idée d’une mutation épistémologique, elle a été « induite […] par la technologie informatique des liens hypertextes » (Josset 2006, 138) qui a révolutionné le processus d’assimilation de connaissances. C’est à la lumière de cette notion que nous tenterons d’analyser Sherlock.

 

 

Bien avant qu’Internet ne désenchante le monde pour le digitaliser, que Gatiss et Moffat ne créent leur série et enflamment la toile, le Sherlock original victorien jouissait d’ores et déjà des ressources nécessaires pour se trouver à l’épicentre d’un réseau pensant de fervents savants. L’engouement des internautes suscité par la série n’est certes donc pas inédit puisqu’il ne se révèle rien moins que l’héritage traditionnel légué par une communauté historique dont il convient de retracer brièvement la genèse. En effet, si l’on remonte aux origines des Sherlockiens (Sherlockians) et de l’holmésologie (ou « Sherlockiana » en anglais, un néologisme désignant la communauté d’admirateurs de l’œuvre romanesque de Conan Doyle), on s’aperçoit que le personnage de Sherlock Holmes était un élément fédérateur avant l’heure, un des pionniers du transmedia storytelling avant même l’arrivée du numérique. C’est entre 1900 et que 1934 qu’il gagna en notoriété et accéda au rang de référence culturelle, envahissant les médias populaires de l’époque en multipliant notamment les incarnations au cinéma, à la radio ou au théâtre (Pearson 2019, 230). Si l’on en croit Roberta Pearson, la première fandomsherlockienne organisée vit le jour en 1934 sous le nom des Baker Street Irregulars (BSI) (2019, 228). Se référérant au site web de la BSI Trust, elle note un certain élitisme : « One does not join the BSI. One is invited to join ... Membership is generally given after significant accomplishment, and, thus, BSI members are generally accomplished adults, either in the Sherlockian community or in their professions. » (le site web de la BSI Trust cité dans Pearson 2019, 229). Cette déclaration affiche ouvertement le noble ethos de la société littéraire qui se veut cénacle, sorte de micro-classe sociale extrêmement sélective, presque sectaire et certainement pas populaire. Tout aspirant au prestigieux titre de membre (dont l’accord sonne comme un adoubement ou un sacre) se doit de faire preuve d’exploits et d’exception ; en somme, se distinguer de la dédaignée masse. Comme l’explique Roberta Pearson,

The aversion stems in part from the elite appropriation of the fandom that began in the 1900s, as academics and journalists laid the foundations for the droll critical commentary known as the Great Game that remains a central element of today’s fandom. This duality between popular and elite appropriations of the character has persisted into the twenty-first century. (2019, 230)

Le Great Game (aussi appelé Grand Game) est un jeu de fantaisie élaboré par le prêtre Ronald Knox dans son essai satirique Studies in the Literature of Sherlock Holmes (prononcé pour la première fois au Trinity College d’Oxford en 1911) qui consiste à considérer Sherlock Holmes et John Watson comme de vraies personnes et à penser que les soixante histoires du canon doylien relatent les réels exploits des deux hommes (Polasek 2012, 42-43). Au travers des pratiques du pastiche et de la pseudo-littérature scientifique, le Great Game est avant tout un discours de fan qui a pour visée de divertir. Toutefois, dans son essai, Ashley D. Polasek nous informe que les textes du canon étaient analysés comme des objets de culte, le jeu revendiquant aussi une fonction élévatrice[1] : « It suggests that those who study [the stories] do so with a religious dedication and that the texts are treated with veneration. » (2012, 43) Conscient du potentiel de son personnage dont les aventures se poursuivaient chaque mois dans le Strand Magazine, Conan Doyle avait pour stratégie « [d’]atténuer les limites existant entre la fiction et la réalité », jouant sur une ambivalence de caractère « relative à l’existence réelle de Sherlock Holmes » et « construi[sant] ainsi la mythification de cette figure au fil du temps » (Rohner 2016, 92). La structure des récits holmésiens s’avéra rapidement un terreau fertile pour l’imagination des admirateurs. Aussi n’était-il pas rare de lire des unpublished cases de Sherlock Holmes, d’imiter le style de Conan Doyle tout en utilisant la voix de John Watson pour narrer ces histoires (Polasek 2012, 43-44). En principe, ces fanfictions différaient du canon doylien. En pratique, elles enrichissaient l’œuvre romanesque puisqu’il s’agissait d’exploiter des détails narratifs et de pousser la résolution des énigmes dans un but ludique. Polasek précise : « Within the context of The Game, the final product, if successful, is more akin to a documentary or a re-enactment than to a traditional adaptation. » (2012, 44) De manière intéressante, l’holmésologie des premiers temps valorisait intensément le savoir, l’érudition et l’imagination, et constituait déjà un dense réseau d’aficionados avides de connaissances dont l’opération littéraire était fondée sur le mode du jeu et la participation active des fans. Aujourd’hui, cette tradition ludique se perpétue toujours, elle a seulement migré d’un médium à un autre : du papier à l’écran, la figure de Sherlock Holmes a plus que jamais envahi la sphère culturelle.

      On pourrait donc dire de ce premier engagement participatif institué par les fans qu’il est matriciel car il ouvrit la voie à d’autres nombreux discours sherlockiens qui émergèrent ultérieurement en masse grâce au boom d’Internet et du Web 2.0. Dans le flot continu de sorties d’adaptations de l’œuvre romanesque de Conan Doyle, la série Sherlock marque un jalon significatif puisque d’une part, on observe un engagement extra-diégétique de la part des fans avec la prolifération d’espaces en ligne reliés à la série, comme des comptes Twitter, Tumblr, des forums et autres (Stein & Busse 2012, 13). D’autre part, cet engagement est aussi intra-diégétique puisque les créateurs Gatiss et Moffat choisirent manifestement de surenchérir sur cette stratégie transmédia. Le changement d’époque, de l’ère victorienne à l’ère contemporaine, permit de resituer le récit dans un contexte régi par les nouvelles technologies. Renouvelant et bousculant le canon original, la série présente le détective comme un « millennial technowizard » dont le sens de déduction est amplifié et étayé par les outils digitaux (Stein & Busse 2012, 10-11). Louisa Ellen Stein et Kristina Busse le résument habilement : « Sherlock’s knowledge is no longer located in his “brain attic” but in the digital “cloud.”» (2012, 11) Si John tient un blog sur lequel il relate ses aventures rocambolesques avec son ami sociopathe, Sherlock alimente lui aussi un site web intitulé « The Science of Deduction » où il y propose ses services de détective. Ces deux plateformes, réellement développées en parallèle sur Internet par la BBC[2], sont « two additional narrative threads or perspectives, […] one explicitly as a narrative (John’s blog), another as a more disparate collection of related information and online social interactions (Sherlock’s site). » (Stein & Busse 2012, 13) Devenues deux sources officielles d’informations diégétiques, ces extensions narratives transmédia permettent ainsi au spectateur devenu enquêteur de naviguer dans le récit, de s’y immerger dans « la volonté de cultiver l’immersion spectatorielle » (Rohner 2016, 99). Ceci pousse Matt Hills à identifier ce qu’il appelle « an epistemological economy within the series […] inciting fan and scholar-fan participation in (extra-)diegetic worlds of knowledge, through which the character of Sherlock and the textual values of Sherlock can be actively appropriated. » (Hills 2012, 29). Il poursuit : « Knowledge isn’t just one theme among others in Sherlock[…] it constitutes a privileged component within the series’ almost instantaneous cultification and fan embrace. » (Hills 2012, 29) De leur côté, les créateurs Gatiss et Moffat encouragent sciemment la participation des fans « dès la deuxième saison [en] introduis[a]nt dans la fiction des éléments d’incomplétude qui sont réappropriés par [l]es fans », les amenant par exemple à spéculer ensemble, en ligne, sur le faux suicide du détective dans l’épisode 3 The Reichenbach Fall (Rohner 2016, 95). Faire des connexions, mettre en commun des savoirs pour résoudre une énigme, en somme : brainstorming online. La fandom, développant une « pensée en réseau », peut de facto se comprendre comme une « collective intelligence » (Jenkins cité dans Hills 2012, 29), définie comme « this ability of virtual communities to leverage the combined expertise of their members » (Jenkins 2006, 27).

      Faisant l’objet d’une dynamique transmédiatique à double sens, à la fois intra et extra-diégétique, top-downet bottom-up, la série Sherlock concentre et construit autour d’elle un dense réseau d’agents (humains ou artificiels) vecteurs de connaissances, fruit d’une « pensée rhizomatique[3] » (Josset 2006, 137) déroulée sur les plateformes numériques. Grâce à Internet, « le temps libéré [est utilisé] sous une forme qui n’est plus celle d’un travail pénible, mais sous forme d’un jeu » (site de l’Académie de la Réunion[4] cité dans Josset 2006, 138). Ce jeu, comme nous l’avons expliqué plus tôt, était déjà une forme adoptée par les Sherlockiens à l’ère victorienne avec le Great Game, ce qui signifie que la révolution technologie n’a fait qu’amplifier ce caractère ludique de la quête pour la connaissance. Dans son article sur la « pensée en réseau », Raphaël Josset propose de considérer cette dernière comme la résultante d’une « “rupture épistémologique” ou d’un “changement de paradigme” à l’égard des formes classiques de la pensée » (2006, 139). L’arrivée de la technologie a bouleversé les manières de concevoir le monde et d’apprendre à le connaître : c’est elle qui a « largement contribué à la popularisation de l’Internet en facilitant grandement le mode de navigation mentale dans le cyberespace. » (Josset 2006, 138) Or, il se trouve que cette « navigation mentale dans le cyberespace » est précisément représentée dans Sherlock lors de l’épisode The Hounds of Baskerville (saison 2 épisode 2). Dans ce cet épisode, une séquence particulière présente le mind palace de Sherlock, une méthode de déduction propre au détective de Gatiss et Moffat, que John explique au Dr Stapleton comme étant « a memory technique, a sort of mental map ». Il développe : « It doesn’t have to be a real place. And then you deposit memories there. Theoretically, you can never forget anything. » À l’écran, un certain nombre de mots-clés défilent rapidement. Tandis que la caméra gravite autour de Sherlock, les gestes du personnage indiquent qu’il trie mentalement les informations et tente d’établir des connexions entre les termes Liberty, In (terme incomplet dont il doit deviner la fin) et Hound tel un moteur de recherche sur un ordinateur. Ces recherches raisonnées, ordinairement intangibles car purement imaginées, sont rendues visibles grâce au dispositif audiovisuel. Véritable porte d’entrée au cerveau de Sherlock, la séquence nous fait assister à ce déroulement de cette « pensée en réseau » déductive et entreprend de confondre la projection mentale traditionnelle avec la projection de l’image cinématographique par la rematérialisation du dématérialisé. À cet égard, on pourrait considérer Sherlock comme une figure informatique dont les capacités cognitives sont si puissantes qu’elles pourraient être comparées à celles d’une machine. Si Pearson affirmait déjà en 1997 que « one might view “computers as the logical extension of Holmes’ own practices and habits of mind” » (Pearson citée dans Hills 2012, 27-28), Jean-Pierre Naugrette voit en le cerveau de Sherlock une « toile de type Internet qui serait connectée avec tout le monde extérieur » (2011, 407-408), ce qui va absolument dans le sens de notre affiliation hypothétique de la série avec la « pensée en réseau ». Il affirme que « [c]omme pour Internet, l’image fonctionne à double sens : si le cerveau de Holmes est devenu une “toile” lui permettant d’avoir accès à tout, alors tout le monde peut y accéder. » (2011, 408) Filant la métaphore cognitive, il aboutit lui aussi à celle de l’ordinateur qui selon lui

peaufine l’image de la toile pour distinguer le détective comme un formidable intellect-internet qui tiendrait tout (les pensées des autres, celles de ses adversaires, la ville entière, le monde) dans les fils de ses réseaux, en s’appuyant sur un stock de mémoire utile qu’il tiendrait constamment à jour, éliminant à sa guise tout « input » incongru. (2011, 409)

 

Alimenté par toutes ces data, Sherlock opère une introspection intellectuelle afin de percer le mystère de ces trois mots jusqu’à (eurêka !) établir avec succès ces connexions neuronales et informatiques nécessaires à la résolution. Cette fulgurance et cette efficacité réflexives semblent inhumaines, d’où la comparaison avec les instruments technologiques. Son hypercognition résonne avec l’hyperconnectivité grandissante du monde. Seulement, dans ce processus interne, Sherlock n’a pas besoin de machine, son esprit étant déjà sa plus grande source encyclopédique, un palace où seraient méthodiquement stockées toutes ses connaissances.

 

Il semblerait donc que Sherlock développe une réflexion sur la mise en réseau digitale des savoirs et par conséquent, la série se meut en discours sur la diffusion de la connaissance à l’actuelle époque de sa digitalisation. Nous avons pu voir que le brainstorming était une activité à la fois interne et externe à l’objet sériel. On pourrait poursuivre notre réflexion en nous demandant quel est l’avenir de cette « pensée en réseau » sherlockienne à l’ère d’Internet. Avec cette abondance de contenu, la série de la BBC pourrait-elle incarner une source fiable pour accéder à la connaissance dans le futur ? Naugrette parlait du cerveau de Sherlock qui, parce qu’il est surpuissant, s’apparente à un ordinateur, à une machine, ou peut-être même pourrait-on dire à l’intelligence artificielle (IA) qui concurrence désormais sérieusement l’intelligence humaine. Selon Josset, le développement de la « pensée en réseau » est concomitant des

mutations anthropologiques [qui] s’actualis[e]nt notamment avec les biotechnologies et surtout bientôt avec l’hybridation neurochirugicale de l’homme et de la machine […] et ceci au cœur même des secteurs les plus avancés de notre civilisation, posant donc ainsi la question éthique de son devenir posthumain, surhumain, voire métahumain. (2006, 137-138)

Se pourrait-il que le Sherlock de Gatiss et Moffat fasse écho à ce devenir posthumain de l’intelligence humaine ? Dans son essai, Francesca Coppa avance l’idée selon laquelle le Sherlock interprété par Benedict Cumberbatch serait « an almost perfect synthesis of man and machine » (2012, 211) : un cyborg. Créature de science-fiction, le cyborg « represents the change from “an organic, industrial society to a polymorphous, information system” » (Haraway citée dans Coppa 2012, 212). Sherlock incarne ainsi l’hybridité, étant « [a] highly Romantic figure, almost Byronic with his flowing black hair, long coat, and trailing scarf [as well as a] cold and disembodied form of a text message: a personality of pixels » (Coppa 2012, 211). Au-delà de son extrême intelligence, il doit également sa relative déshumanisation et son assimilation à un automate à sa neurodivergence : « [if he] self-identifies as a sociopath, [it’s] likely because he so nakedly prefers technology to people » (Coppa 2012, 211). Assez logiquement, son pragmatisme va de pair avec ses difficultés à comprendre les émotions humaines, y compris l’amour, dont il se désintéresse complètement. Néanmoins, considérer Sherlock comme un cyborg entraîne un écueil puisque cela revient à remettre en question la nature de ses connaissances et la manière dont elles sont diffusées. L’inquiétante figure du cyborg convoque indubitablement toute l’imagerie associée à la postmodernité, période de la fin du XIXe siècle marquée par la crise des grands récits et les transformations qu’ont subies la science, la littérature et les arts (Lyotard 1979, 7). Dans La Condition Postmoderne, Jean-François Lyotard constate combien « [l]’incidence de[s] […] transformations technologiques sur le savoir semble devoir être considérable » et que ce dernier « s’en trouvera affecté dans ses deux principales fonctions : la recherche et la transmission de connaissances. » (1979, 12) Or, c’est précisément cette seconde qui demeure l’objet de nos préoccupations dans cet essai. Lyotard affirme que l’« on sait comment en normalisant, miniaturisant et commercialisant les appareils, on modifie déjà aujourd’hui les opérations d’acquisition, de classement, de mise à disposition et d’exploitation des connaissances. » (1979, 12) Avec « l’hégémonie de l’informatique », les nouveaux moyens de circulation dénaturent le savoir qui « ne peut que passer dans les nouveaux canaux, et devenir opérationnel, que si la connaissance peut être traduite en quantité d’information[5]. » (Lyotard 1979, 13). À l’origine, Sherlock Holmes est une figure d’érudition : qu’advient-il si ce génie scientifique devient un avatar du génie du mal (semblable à sa némésis, le très intelligent James Moriarty), étant subordonné au système informatique dont la mission de diffuser du savoir n’est pas certaine d’être assurée ?

      La « pensée en réseau » (dans notre cas sherlockienne, mais cela s’applique aussi à une étude de cas plus générale), rendue possible par le numérique, demeure donc en soi faillible, ses faiblesses résidant majoritairement dans l’immense étendue de la structure en toile qui permet de délivrer le savoir. À l’heure de la surabondance d’informations dans le vaste cyberespace, la probabilité de se perdre et que la connaissance se noie dans cet écrasant flot de data est grande. Pearson s’est notamment penchée sur ce problème d’infinité d’archives présentes sur Internet concernant Sherlock, se demandant si la rapidité et l’efficacité fournies par les nouvelles technologies parviennent à battre un traditionnel « good old index » (2012, 151). Elle réfléchit alors à 1996, année durant laquelle elle avait écrit son premier essai sur l’œuvre de Conan Doyle et se voit forcée de constater que depuis, l’expansion titanesque d’Internet « [which] initially seemed reasonably self-contained[…] turned unmanageable, as [she] frantically clicked from site to site, copying and pasting into a massive document that made increasingly little sense. » (2012, 151) Cette constatation lui donne l’occasion de réfléchir aux méthodes scientifiques à l’ère de l’infinité d’archives. Elle explique que le terme « infinite archive » « gives the illusion of completeness but censorship and copyright militate against comprehensiveness, whilst search engine protocols structure the retrieval of data. » (2012, 151) Cette illusion de complétude pose un réel problème concernant la fiabilité des connaissances, desservant leur compréhension : si l’on est tenté de croire que le foisonnement de data en ligne enrichit le savoir commun lié à la série, en réalité, il ne fait que le complexifier en l’éparpillant d’autant plus sur la toile qui se densifie drastiquement. En résulte un discours sherlockien de plus en plus fragmenté, de moins en moins accessible et dont le sens est éclaté. La recherche devient alors une quête ardue (ou selon les points de vue, un jeu fort laborieux) : comme en archéologie, il faut creuser et ratisser les tréfonds d’Internet pour s’informer avec rigueur. Pearson raconte :

But when I returned to the topic of Sherlockian fandom in the vastly expanded and inter- active Web 2.0, I encountered a cyberspace of infinite links and infinite data in which one can no longer judge provenance, draw generalizable conclusions nor expect other scholars to replicate one’s procedures. (2012, 152)

 

Infiniment riche, le Web 2.0 est le lieu virtuel de la prolifération des liens hypertextes qui dessinent cette « pensée en réseau » (Josset 2006, 138), « [l]’hypertexte [étant] un mode d’organisation des données et un mode de pensée [...], un concept unifié d’idées et de données interconnectées, et de la façon dont ces idées et ces données peuvent être éditées sur un écran d’ordinateur. » (Nelson cité dans Josset 2006, 138) Concernant Sherlock, Internet regorge d’informations, de pages et d’hyperliens. Il suffit de regarder les résultats après avoir fait une recherche Google avec pour seuls termes « Sherlock BBC series » (dans toutes les langues, sans indiquer de date précise) : en 0,28 secondes, on nous décompte environ 321 000 000 résultats[6]. Cette quantité monumentale de paratextes - tous formats confondus : sites, articles, fanfictions… - de la série fait imploser le sens global sur la toile et nuit à la pérennité du transmedia storytelling qui, selon Jenkins, est censé avoir pour but de créer « a unified and coordinated entertainment experience » (2007, s.p). Non seulement la cohérence du récit n’est pas assurée, mais le risque de saturation du système est de taille : la machine se met à surchauffer et les bugs interviennent. À ce sujet, Lev Manovich approfondit la notion de database. Selon lui, le Web est un médium incomplet sui generis, destiné à grandir et accueillir du contenu additionnel perpétuellement, et donc à collecter et non à raconter : « [a]ll this further contributes to the anti-narrative logic of the Web. If new elements are being added over time, the result is a collection, not a story. » (1998, 4) Manovich en vient ainsi à se demander : « Indeed, how can one keep a coherent narrative or any other development trajectory through the material if it keeps changing? » (1998, 4) S’il est vrai que la série transmédiatique Sherlock génère massivement du contenu, disséminant virtuellement des connaissances parfois disparates sur la toile, ceci semble s’effectuer au détriment d’une logique narrative stable. Tout spectateur-enquêteur ou chercheur scientifique devra s’armer de patience et de persévérance pour partir à la recherche les pièces et les indices épars qui permettront de reconstituer un puzzle narratif ordonné.

      C’est pourquoi le Sherlock postmoderne suscite bien des inquiétudes concernant la bonne circulation de la connaissance à l’ère technologique qui est la nôtre. Dans un article, Pouria Torkamaneh propose une autre grille de lecture en voyant en la série Sherlock une illustration non plus de la postmodernité, mais de la métamodernité et de son « oscillation between enthusiasm and apathy, and how [it] is coumpounded by a (neo)romantic worldview that seels the infinite and the impossible », aussi bien dans sa narration que dans sa cinématographie (2023, 92). Figure hybride entre « modern enthusiasm and postmodern irony » (Vermeulen & van den Akker cités dans Torkamaneh 2023, 92), la création de Gatiss et Moffat dialoguerait avec ces deux concepts tout en les dépassant (le préfixe « méta » signifiant le fait d’aller au-delà de quelque chose) (Torkamaneh 2023, 93). L’auteur s’attarde notamment sur les epiphanic moments du détective, ces éclairs de génie qui surviennent alors qu’il est coincé dans une impasse par les énigmes qui l’occupent. C’est là le rôle de l’épiphanie moderne : « to reveal previously hidden truths about the self [...], bringing to light what had been unconscious or, at least only dimly perceived before”. » (McGowan cité dans Torkamaneh 2023, 94-95). Si l’auteur évoque la séquence de déduction dans l’épisode 3 The Great Game de la saison 1, on pense quant à nous directement à la séquence du mind palace mentionnée plus tôt et à sa représentation graphique de ce stream of consciousness raisonné. Ces moments de révélation sont significatifs car « they suggest that making meaning and sense can be possible despite epistemological uncertainties. » (Torkamaneh 2023, 95) En tant qu’œuvre métamoderne, la série de la BBC joue sur les motifs narratifs fragmentaires, le collage et « the free play of signifiers », « frustrat[ing] the viewer through the epistemological complexity of the storyline. » (Torkamaneh 2023, 96) Fondamentalement méta, Sherlock entreprend donc de réfléchir sur sa propre diffusion du savoir et les obstacles épistémologiques qu’il est possible de rencontrer à cause des technologies. Toutefois, malgré les risques de saturation de la machine sherlockienne, le pessimisme technologique postmoderne d’un savoir défaillant se rééquilibre avec l’espoir moderne d’une connaissance révélée et distribuée au monde, faisant de la série Sherlock une œuvre au discours partagé. Sorte de Prométhée métamoderne, Sherlock nous délivre le feu de la connaissance, diffusant virtuellement le savoir scientifique et technique au travers des outils digitaux. Cependant, cette passation a aussi un revers puisque nombreuses sont les potentielles menaces de dysfonctionnement qui guettent les machines artificielles.

 

      Ainsi la série Sherlock demeure-t-elle une œuvre qui pose une multitude de questions quant aux phénomènes de sérialité et de transmédialité grâce à sa création de contenu à la fois intra et extra-diégétique véhiculé via le partage de données entre les producteurs-créateurs et les spectateurs-enquêteurs-chercheurs organisés en réseau, introduisant une pertinente réflexion sur la diffusion de la connaissance à l’ère numérique. Faisant de la quête pour le savoir scientifique un jeu participatif, la création de Gatiss et Moffat rend hommage à l’œuvre originale de Conan Doyle qui était elle-même une ode à l’érudition traditionnelle, encore ignorante de sa digitalisation à venir et des nombreuses adaptations qu’elle allait engendrer. En exploitant les ressources technologiques actuelles pour faire véhiculer la connaissance, l’adaptation télévisuelle métamoderne de la BBC joue ingénieusement avec les mutations contemporaines de sorte à recréer une « pensée en réseau » en misant sur une « collective intelligence » permise par le Web 2.0 participatif. En somme, Sherlock, véritable serial detective, ne manquera en fin de compte jamais de nous faire réfléchir : il est certain que l’on pourra toujours compter sur lui pour qu’il nous pose un final problem à résoudre.



[1]. Cette dynamique divertir/élever n’est pas sans rappeler les objectifs qu’un homme de lettres doit respecter selon Aristote dans sa Poétique : placere (plaire) et docere (instruire).

[2]. Le blog de John est accessible au lien https://www.johnwatsonblog.co.uk. Quant au site de Sherlock, la version originale de la BBC étant désormais introuvable, les fans ont recréé l’interface via la plateforme Tumblr : https://thescienceofdeduction-co-uk.tumblr.com . D’autres interfaces tenues par les personnages avaient été aussi développées comme le journal intime de Molly Hopper (www.mollyhooper.co.uk ) ou celui de Connie Prince (www.connieprince.co.uk ).

[3]. Le terme réfère évidemment au concept de Deleuze et Guattari formulé dans Mille Plateaux : capitalisme et schizophrénie.

[5]. L’unité d’information est le bit. (note de Lyotard)

[6]. Expérience faite le 15/12/2024.



FILMOGRAPHIE


Sherlock. 2010-2017. Mark Gatiss et Steven Moffat. Royaume-Uni. Harstwood Films.

 


BIBLIOGRAPHIE


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