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Black Swan et la danse des passions

  • Photo du rédacteur: RG
    RG
  • 3 mai
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 juin

Au New York City Ballet, une nouvelle mise en scène du Lac des Cygnes se prépare sous la direction de Thomas Leroy (Vincent Cassel). Maître de ballet acerbe à l'exigence pointue, il entend proposer une version « viscérale » du ballet de Tchaïkovski. Seule une danseuse incarnera le double visage d'Odile, le cygne blanc, et d'Odette, le cygne noir. C'est pour Nina (Natalie Portman), danseuse perfectionniste qui n'a jusqu'alors jamais été sur le devant de la scène, l'opportunité idéale d'obtenir ce premier double rôle qu'elle convoite tant. Se donnant corps et âme, si de sa dévotion aux penchants obsessionnels et sacrificiels il lui poussera du zèle, ce ne sera pas sans risque de brûlures puisqu'elle ne manquera pas d'y laisser quelques plumes.


Avec le thriller psychologique Black Swan (2010), Darren Aronofsky met la barre haute et monte un effrayant ballet du diable chorégraphié par Benjamin Millepied. Orchestrant la naissance d'un monstre inquiétant, le réalisateur filme la danse comme une descente aux enfers et écorche ainsi à vif le monde immaculé de la ballerine dont le désenchantement est le plus total.


Attention, cet article contient des spoilers !


Miroir, mon beau miroir


Cloîtrée dans une galerie de glaces, Nina est sans cesse confrontée à sa propre image. Chez elle ou au théâtre, dans sa loge comme dans les salles de répétition, elle demeure en effet toujours cernée par des miroirs qui lui renvoient la même image : celle d'une danseuse certes appliquée, mais hantée par une quête inlassable de perfection technique. Cette recherche s'avère d'abord vaine puisque Nina ne sera pas pressentie pour le rôle principal... jusqu'à ce qu'elle fasse changer Thomas Leroy d'avis. Dans sa première interprétation, Natalie Portman arbore un visage fermé, tendu et hermétique à l'émotion, une vision pénible qui suscite expressément la frustration. Si sa prestation est maîtrisée, elle n'en demeure pas belle pour autant. Chaque insert de miroir ouvre une fenêtre sur les facettes de sa personnalité en puissance, reflétées mais encore renfermées et non révélées. Ce perpétuel face-à-face avec elle-même engage indubitablement une réflexion narcissique sur ses capacités. Or, c'est précisément cette image de soi qui sera mise à rude épreuve, celle même qui sera amenée à évoluer, si ce n'est à se corrompre, lorsqu'elle entrera dans la peau du rôle. Le film relate dès lors l'altération monstrueuse de l'ego de Nina, en proie à l'aliénation et à la perdition de soi.


Black Swan est avant tout une histoire de dédoublement. Si Nina se confond d'ores et déjà à merveille avec Odile, le cygne blanc, la fusion avec la noirceur d'Odette est moins évidente car elle va à l'encontre de sa nature timide, menacée. À partir de là s'amorce une transition des plus éprouvantes. Sous la pression de Leroy, un personnage vicieux et froid (dont le côté autoritaire est renforcé par l'accent français de Vincent Cassel), la ballerine est déchirée entre ces deux entités antinomiques qu'elle doit incarner. Nina doit aussi bien absorber la part claire que la part sombre du cygne biface, causant une dissociation. Horrifiée, elle voit son image déformée, fragmentée ; en somme, dédoublée. Cette bipolarité sème le trouble dans sa conscience qui, à coups d'hallucinations, lui fait voir un carnaval d'alter ego féminins. Que ce soit dans la rue, le métro ou au théâtre, tous ces avatars lui ressemblent étrangement. Sans doute ce sentiment d'angoisse de faire face à son propre soi sans parvenir à se reconnaître, est assimilable à « l'inquiétante étrangeté » (Das Unheimliche), introduite par Freud dans un essai de 1919. Le psychanalyste aurait défini ce concept après avoir expérimenté la stupeur de ne pas s'être pas reconnu dans le reflet d'une vitre de train. Nina fait précisément l'expérience d'une étrangéisation. Parmi tous les doppelgängers qu'elle rencontre - qui ne sont en réalité que des projections d'elle-même - , chacun fait figure d'antagoniste : Beth McIntyre (Winona Ryder), l'ancienne étoile de la compagnie, favorite de Leroy, désormais retraitée et admirée par Nina qui souhaite ardemment lui ressembler ; Lily (Mila Kunis), nouvelle soliste et sérieuse concurrente, figure du cygne noir par son tatouage ailé noir qui couvre son dos ; Veronica (Ksenia Solo), autre danseuse compétitrice. Et pourtant, sa véritable némésis n'est personne d'autre qu'elle-même. Un combat fait rage sur la scène de son intériorité : elle seule reste sa pire ennemie.


Cette crainte de se faire doubler fait ironiquement écho à la décision de Darren Aronofsky de choisir une doublure pour Natalie Portman. Bien que l'actrice eût reçu des cours de danse classique, une majeure partie des figures techniques telles que les fouettées fut effectuée par Sarah Lane, soliste de l'American Ballet Theatre. Si l'on observe bien, la plupart du temps, la caméra se braque uniquement soit sur le haut du corps de l'actrice, soit sur le bas qu'on lui attribue, ses présumés mollets et pieds chaussés de pointes. Les plans de Natalie Portman et Sarah Lane se confondent dès lors grâce au montage, permettant de maintenir l'illusion crédible d'une talentueuse danseuse, jouée par une actrice acclamée pour sa performance (elle remporta l'Oscar de la Meilleure Actrice). A contrario, Sarah Lane ne bénéficia pour sa part pas d'une digne créditation. Bien que mentionnée dans le générique de fin sous le nom « Lady in the Lane », son travail de doublure n'est indiqué nulle part. Éclata une controverse médiatisée au cours de laquelle Sarah Lane prit avec modestie la parole concernant son manque de reconnaissance. Réalisateur et chorégraphe défendirent quant à eux l'investissement de l'actrice qui reçut la gloire au détriment de la danseuse professionnelle, éclipsée et maintenue dans l'ombre.


Anatomie d'une « décadanse »


Sans doute le film pourrait-il se lire comme le délire psychologique de Nina (un thème que l'on peut retrouver dans un autre film du réalisateur, Requiem for a Dream (2000), bien plus cru et cruel). Au fur et à mesure, Darren Aronofsky imprègne son récit d'angoisse qui, alors qu'il s'ouvrait sur une séquence de rêve - dans laquelle Nina se voit interpréter la Reine des Cygnes sous les projecteurs -, tourne au cauchemar. Tourné en 16mm, le format donne un grain particulier à l'image, instaurant une atmosphère plus onirique. Se hissant dans un premier temps sur la pointe du réalisme, le film finit toutefois par basculer dans l'horreur en introduisant du fantastique. Après avoir induit le doute quant au réel (la paranoïa subie par l'héroïne aboutissant à une torsion de sa perception de la réalité), il pénètre définitivement dans le monde surnaturel lorsque s'opère la monstrueuse transformation de la danseuse.


Mais surtout, Black Swan prend à coeur de malmener le corps qui entre en métamorphose. La mutation physique est progressive, elle est une dégradation qui ronge insidieusement la protagoniste. Non seulement Nina s'efforce d'entrer dans la peau d'Odette, mais c'est surtout, pourrait-on dire, Odette même qui semble sortir de la peau de Nina. Comme un monstre qui jaillit des entrailles du corps parasité, Odette prend possession de l'organisme de la malheureuse. Ceci se fait dans la chair et dans le sang (yeux rouges, omoplates plumées, pieds palmés, ongles déchirés). On effleure presque le body horror. L’organisme de Nina gagne en texture et ne manquera probablement pas de provoquer quelques grimaces de dégoût. Il en ressort déshumanisé : il mue et se meut comme un cygne. Lors de cette animalisation, le corps est violenté, mutilé, manipulé, violé.


Avec adresse, le film évite une erreur majeure, celle qui aurait été de capter d'un regard éloigné, froid d'objectivité et de fixité, la venue lointaine d'une métamorphose. Le défi de filmer la danse comme un art du vivant et de l'organique est relevé avec brio. Le choix de la caméra portée (une manipulation très utilisée pour le documentaire) s'avère judicieux tant dans la mobilité que dans la proximité que cela permet. Investi dans la transmutation, l'oeil de la caméra tournoie et nous entraîne in media res, au coeur de la déchéance de la ballerine. Ainsi la danse devient-elle une décadence. En fait, le film est tourné de telle sorte à nous laisser entrer en corps-à-corps avec elle grâce au mouvement. Quant aux effets spéciaux, ils démontrent une maîtrise technique fluide assez magistrale, permettant à une chimère mythologique d'advenir sur scène. Mi-femme mi-oiseau, Nina devient une créature proche d'une stryge ou d'une harpie, - une perte d'identité qui lui sera fatale.


Éros et Thanatos : un pas de deux


On pourrait aisément dire que la plus grande force du film réside dans sa dimension psychologique. En se changeant en cygne noir, Nina prend littéralement son envol, s'affranchissant de sa mère (Barbara Hershey) chez qui elle vit encore et qui la couve excessivement. Infantilisée, elle était jusqu'alors prisonnière de sa chambre de petite fille rangée aux couleurs pastel. Bientôt, son horizon, désenchanté, sera uniquement teinté de noir et de blanc. Son devenir de cygne lui permet de déployer ses ailes pour pouvoir enfin sortir de cette cage rosée. Darren Aronofsky reprend là les codes du récit initiatique dans lequel le personnage principal entreprend un voyage dont il ressortira grandi, devenu adulte. Pour Nina, cette émancipation physique est surtout sexuelle ; elle est amenée à devenir femme par l'exploration de sa sexualité. Dans l'imaginaire collectif artistique, le cygne est déjà très connoté comme symbole de pureté et de virginité. Dans L'Eau et les Rêves, Gaston Bachelard écrit : « Le cygne, en littérature, est un ersatz de la femme nue. C’est la nudité permise, c’est la blancheur immaculée et cependant ostensible[1] ». En embrassant son côté obscur, elle réveille le monstre qui sommeille en elle, en plus de toutes les passions réfrénées, enchaînées dans son corps bridé et guindé par son perfectionnisme. Ce monstre, c'est celui du désir refoulé. On s'en remet aussitôt aux théories de Freud. Ce n'est d'ailleurs pas anodin que le vocabulaire psychanalytique se prête si bien à l'analyse des images : l'univers de Black Swan est un univers pétri de fantasmes.


La mort de l'innocence puérile et naïve va de pair avec la libération des pulsions. Thomas Leroy est le premier à instiller le désir comme une perversion, pressant la jeune femme, perçue comme frigide et rigide, à goûter au plaisir érotique. Cette intrusion dans l'intimité de Nina ouvre la porte au domaine des passions qui déferlent avec chaos. Ceci ne s'effectue pas sans l'intervention de l'inconscient qui prend l'ascendant sur le conscient. Plus tôt dans l'article, nous avons évoqué le motif du double pour parler du dédoublement de Nina, partagée entre les deux cygnes. Et si finalement il n'était pas question de deux entités, mais de trois ? L'héroïne ne coïncidant de facto jamais vraiment ni avec le cygne le blanc, ni avec le cygne noir, son individualité fait opposition à cette binarité. Elle se bat pour subsister avant de succomber et de se faire engloutir. Il n'y aurait donc pas seulement une dualité, mais bien une trinité, composée d'Odile, de Nina et d'Odette. Quelques nuances s'imposent, de quoi rendre le tout un peu plus complexe. En 1923, Freud aboutit à la théorisation révolutionnaire d'une topique concernant la structure de la psyché humaine. Selon lui, elle est divisée en trois instances distinctes : le Ça, le Moi et le Surmoi. Odette, le cygne noir, est le Ça, la partie la plus primitive car inconsciente, presque sauvage, assoiffée et affamée par les pulsions libidinales qu'elle nourrit. Le Ça est entièrement guidé par l'assouvissement du principe de plaisir immédiat. « Marmite pleine d'émotions bouillonnantes », il est le réceptacle de tous les instincts et désirs inavoués. Sorte de force morale, le Surmoi a pour rôle de limiter et restreindre les excès du Ça en punissant notamment les interdits contraires aux normes éthiques conformément attendues par la société. Odile, le cygne blanc et symbole de la pureté, serait celle qui l'incarnerait. Quant à Nina, elle serait le Moi qui, en charge de résoudre le conflit entre le Ça et le Surmoi, est le médiateur rationnel agissant en faveur de l'équilibre entre les deux autres instances, selon le principe de réalité. Il assure la stabilité au sujet qui doit faire concilier sa vie psychologique et le monde extérieur. Or, dans Black Swan, cette stabilité est complètement ébranlée. Ce n'est pas un hasard si le titre du film met en vedette Odette ; il annonce en réalité déjà le triomphe du Ça sur le Moi et le Surmoi.


Après l'envol, il y a la chute. Les pulsions ambivalentes ont vaincu la conscience claire. Le couple Éros et Thanatos, pulsions de vie et de mort, s'élancent dans un pas de deux passionné. Le soir de la représentation finale, la métamorphose de Nina s'achèvera sur scène durant l'accomplissement d'une danse macabre. Puis, l'apothéose. Poignardée par son Ça, mise à mort par son propre reflet refoulé, elle rend son dernier souffle avec la satisfaction d'avoir atteint la perfection. Ce chant du cygne avant la mort est très significatif, affirme Gaston Bachelard :

L’image du « cygne », si notre interprétation générale des reflets est exacte, est toujours un désir. C’est dès lors, en tant que désir qu’il chante. Or, il n’y a qu’un seul désir qui chante en mourant, qui meurt en chantant, c’est le désir sexuel. Le chant du cygne c’est donc le désir sexuel à son point culminant.[2]

Le désir l'a emporté(e). La tache de sang qui s'étend sur la blancheur du tutu annonce la perte de la virginité. Avant de succomber, Nina, à l'agonie, regarde fixement la caméra avant de disparaître dans un fondu au blanc. Cette dernière lumière céleste se propage à l'écran, comme un ultime signe de paix accordé ; la voilà enfin libérée.



[1]. BACHELARD, Gaston. L'Eau et les Rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1942, p. 50.

[2]. Ibid., p. 52.


Photo couverture ©Image du film. Tous les droits appartiennent et reviennent aux auteurs du film.


2 Comments


swannfrancobonnard
May 04

Très belle critique, pleine de sens et d’humanité, comme toujours ! Bravo !

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Romane GUENOT
Romane GUENOT
May 06
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Merci beaucoup, Swann ! <3

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