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In the Mood for Love : à l'ombre des jeunes amours en fleurs

  • Photo du rédacteur: RG
    RG
  • 2 avr.
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 mai

Cette critique a été écrite pour le journal La Jetée. Publiée en ligne, elle est disponible à l'adresse suivante : https://lajeteejournal.com/2025/04/02/in-the-mood-for-love/.


Dans le Hong Kong des années soixante, deux couples emménagent dans les chambres mitoyennes d’un appartement partagé. Madame Chan (Maggie Cheung) et Monsieur Chow (Tony Leung), êtres au tempérament serein, se trouvent assez vite entraînés par une force d’attraction mutuelle, laquelle demeure d’abord réprimée par respect de leur statut marital. Cette relation vicinale[1] purement cordiale, établie dans les règles de bienséance, se révèle promise à la métamorphose dès lors qu’ils découvrent avec stupeur que leurs époux respectifs sont amants.


Derrière les murs


Dans l’appartement, la contiguïté des murs est le premier vecteur d’ambiguïté entre les protagonistes. Avec le déménagement synchronique des couples Chan et Chow, devenant ainsi colocataires, un nouvel ordre d’intimité s’établit. Désormais, la frontière entre la sphère publique et la sphère privée des couples se fait extrêmement fine. Tels d’opaques remparts dressés, les murs font office de garde-fous contre les interdits moraux comme l’adultère, et préservent métaphoriquement le lien sacré du mariage. Pourtant, la porosité même de ces cloisons œuvre en la faveur du rapprochement. Il suffit d’ouvrir la porte à l’humeur de l’amour pour qu’elle s’immisce dans le ménage et entraîne le péril de l’outrage. Pendant ce temps, dehors, la météo est souvent à l’orage.


C’est dans un théâtre hybride à mi-chemin entre extériorité mondaine et intériorité renfermée que se déroule l’affaire. En parallèle, deux liaisons cohabitent. Le mari du personnage de Maggie Cheung et la femme de Tony Leung, deux figures sciemment reléguées dans le hors-champ, sont les premiers à entretenir une liaison. Punis par l’anonymat, les trompeurs ne sauraient ressortir vainqueurs, ni même se targuer d’être glorifiés ou identifiés à l’écran. Au contraire, In the Mood for Love raconte l’histoire des trompés, des vaincus de l’amour, de deux âmes devenues sœurs par leurs destinées entremêlées, tentant de se sauver du déshonneur. Elles finiront par tomber, malgré elles, dans cette infidélité qui les peinait tant. Cette seconde liaison, deuxième lésion dans le mariage, est celle que choisit de mettre en lumière Wong Kar-wai. Enclavé au sein d’un espace domestique ramassé et densément peuplé, où l’œil sévère des commères guette, un amour sous surveillance émerge dans l’encadrement de cette maison bruyante.


Ce sont les prohibitions, les leçons de conduite irréprochable, qui enfantent les liaisons illicites. On acceptera alors que l’homme soit infidèle, tandis que la femme qui commet l’adultère se voit fustigée et considérée comme une pécheresse. C’est précisément pour échapper à cette fatale réalité que Mme Chan et M. Chow demeurent cachés tout en restant à semi-découvert, se retrouvant systématiquement coincés dans des entre-lieux. L’appartement, les hôtels de Hong Kong et de Singapour, la mythique chambre 2046 (que l’on retrouvera dans 2046, suite de 2004 à In the Mood for Love[2]), les bureaux où chacun travaille, la rue… Autant de places où circulent les humeurs, terme à comprendre dans toute sa polysémie : les sentiments, la pluie et les pleurs.


Poétique des fleurs


Sans doute In The Mood for Love, en faisant de la beauté un euphémisme et de l’euphémisme une volupté, pourrait-il se lire comme l’illustration d’un lent processus de floraison. Le titre original en cantonais (Fa yeung nin wa), reprend en fait celui d’une chanson intitulée Nos années (pareilles à des) fleurs (aussi traduit en Le temps des fleurs) de la chanteuse Zhou Xuan, tirée d’un film de 1946. La chanson est diffusée intra-diégétiquement[3] à la radio vers le mitan[4] du film. Née dans le climat subtropical, sous la pluie hongkongaise, l’affection des personnages bourgeonne délicatement et éclot dans la plus minime des démonstrations. Les fleurs sont partout, y compris sur les innombrables qipao[5] que revêt Maggie Cheung. Roses, pivoines et jonquilles tapissent la silhouette élancée de l’actrice.


Discrets, les deux protagonistes flirtent prudemment avec la transgression. Exprimant uniquement leur attraction mutuelle par des gestes réfrénés, ils transforment l’ardeur habituelle des tensions amoureuses en une douce répression. Wong Kar-wai s’assigne ainsi la gageure[6] de ne jamais filmer d’acte charnel. L’amour réside ailleurs que dans les corps ; il transcende l’image, il plane en filigrane dans l’atmosphère humide de la diégèse. Tape-à-l’œil, le rouge écarlate rappelle régulièrement sa présence. Au-delà, rien n’est jamais vraiment explicité. Les quelques contacts physiques ne sont que très rares, de sorte que l’on pourrait presque croire à une relation purement platonique. Ainsi se prend-on à scruter attentivement les moindres gestes de tendresse dans l’espoir de déceler un éclat de désir. Toutefois, loin de provoquer de la frustration, cette retenue nous apprend à se délecter des traces seules. Soudain, chaque rencontre de peaux, chaque effleurement de regards fait affleurer la plus vacillante et vibrante étincelle de passion. Tout en mesure et en chasteté pudique, quoique non prude, la romance dévoile avec grâce une poétique sentimentale des fleurs, symboles d’un amour grandissant.


Ombre et lumière


Éloge de la lenteur, le film accorde une attention particulière à la manière dont les corps se meuvent lors des multiples chassés-croisés des personnages. C’est avec élégance que la photographie de Christopher Doyle et Mark Lee Ping-bin capture les figures. Tandis qu’elles dansent au son d’une bande-son envoûtante, le temps se freine à l’occasion de quelques-unes de leurs rencontres fortuites. L’éléctrisant Yumeji’s Theme, composé par Shigeru Umebayashi, déclenche au son du violon toutes sortes de frissons. Sous les halos crépitants des lampadaires, entre la pénombre nocturne et les lumières artificielles, chaque spectateur·ice se fait une place à l’ombre des jeunes amours en fleurs.


Le récit oscille quant à lui aussi entre ombre et lumière. Truffé de silences et de petits faux-semblants, il se déploie avec subtilité à travers toute une pluralité de saynètes qui restent souvent à décrypter, objets de micro-analyses et d’interprétations abandonnées à la discrétion du public.  En sa qualité de conte, le film déroule entre ses intertitres la fragmentation d’une idylle qui n’a rien d’idéal. L’interdit et la morale sont les uniques vrais antagonistes de l’histoire rendant le bonheur impossible. Forte de sa sensibilité et de son esthétique contemplative, In The Mood for Love est une œuvre galante qui compose un bel hymne à l’amour mêlant souffrance et délicatesse.




[1] « Vicinal·e » (littéraire) : de voisin, de voisinage. (dictionnaire Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, https://www.cnrtl.fr/lexicographie/vicinal) ↩︎


[2] 2046, sorti en 2004, est considéré comme la suite de In the Mood for Love. Le film se concentre sur le roman que M. Chow écrit lors de son temps libre dans le premier film, épaulé par Mme Chan. Nos années sauvages, In the Mood for Love et 2046 constituent une « trilogie des années 60 » selon les termes de Wong Kar-Wai. ↩︎


[3] « Intra-diégétiquement » : de manière intra-diégétique, ce qui en narratologie, désigne « ce qui appartient ou se produit à l’intérieur de la structure narrative d’une œuvre ». (Source : www.lalanguefrancaise.com) ↩︎


[4] « Mitan » : milieu d’un espace. (Source : www.lalanguefrancaise.com) ↩︎


[5] « Qipao » : du mandarin qípáo, composé de (« drapeau ») et de páo (« robe »), la qipao est une « robe ajustée souvent sans manches, dotée d’un col droit, généralement confectionnée en soie imprimée et d’origine mandchoue ». (Source : www.lalanguefrancaise.com) ↩︎


[6] « Gageure » : « Entreprise qui, aux yeux d’autrui, semble un pari ou un défi sans chance de succès. » (Source : www.dictionnaire-academie.fr) ↩︎


Photo couverture ©Image du film. Tous les droits appartiennent et reviennent aux auteurs du film.

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