Paris, Texas ; meurtris, hélas.
- RG
- 27 janv.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 mai
Quatre ans après sa mystérieuse disparition, un homme nommé Travis (Harry Dean Stanton) réapparaît soudainement au beau milieu du Texas. Comme revenu d'entre les morts, il doit réapprendre à vivre parmi les vivants et renouer avec sa famille, délaissée et brisée.
À sa sortie en 1984, le Paris, Texas de Wim Wenders remporte la Palme d'or au Festival de Cannes, trouvant immédiatement son public. Retour sur un road-movie dont le devenir culte est on ne peut plus justifié.
Sur la route
Le titre du film apparaît de prime abord évocateur d'un périple dont la destination finale serait une ville texane au nom référant à la capitale française, convoquant de facto tout l'imaginaire rattaché à l'Europe. Sans même y avoir mis le pied, le personnage de Travis souhaite ardemment y aller, pensant avoir été conçu là-bas. Paris incarne le commencement de tout, une sorte d'oasis vers laquelle se réfugier et pourtant, on n'y songe bientôt plus. Cette thématique du retour aux origines se situe au fondement du film, organisé autour du motif de la route comme moyen de connexion entre des lieux et des personnes, doublé d'un symbole des liens de parenté. Emprunter ces routes, filer sur le macadam, parfois sortir des sentiers battus et bifurquer sur la fine rocaille qui jonche le sol naturel dénué de revêtement, c'est renouer avec le présent et le passé qui fut jadis abandonné. Sur la route, Travis est tenté par la fuite en avant, avant d'être remis sur le droit chemin par son frère (Dean Stockwell) venu le chercher.
Paris, Texas retrace une géographie des fêlures : sur la carte routière de Travis s'entrecroisent des axes en toile qui, comme autant de ramifications de l'arbre généalogique, se croisent et se séparent. Se dessine alors en filigrane l'itinéraire d'un homme hélas meurtri, résigné à s'acclimater de nouveau à cet environnement aride et craquelé qu'il a fui, mais par qui il s'est fait rattraper pour enfin pouvoir reprendre racine. Avant de s'engager sur l'interminable route (la soixante-sixième ?) de la rédemption, l'homme frêle fait une réapparition presque spectracle dans les steppes, émergeant chancelant de l’immensité du désert de Mojaves. Curieux personnage que cette figure barbue, quasiment christique d'une part - Jésus ayant lui aussi erré dans le désert - et d'autre part, sûrement annonciatrice du marathon de Forrest Gump entrepris en 1994, également vêtu d'une casquette rouge. Ce premier lieu désertique est significatif : milieu hostile, cet endroit n’a rien d’une terre promise, c’est un no man’s land, une terre infertile réceptacle des âmes en peine et en perte. Dans ce désert, la chaleur consume, elle brûle - c’est un espace atemporel qui fait perdre la notion du temps. Dans cette vasteté, le temps s’écoule d’une étrange manière et ne guérit pas si facilement les blessures.
Scène américaine, théâtre des subjectivités
Du Texas jusqu'à la Californie, le paysage américain ne fait office que de carte postale qui ne promeut certes pas l’habituelle vision utopique qu’Hollywood aime tant montrer. Loin de proposer un éloge des Etats-Unis sans pour autant en faire l’acerbe critique, Wim Wenders, doté de son regard européen, choisit de transformer le pays en la scène aride théâtrale d’un drame personnel. Que ce soit au niveau de la merveilleuse photographie que l'on doit à Robby Müller, du précis et rigoureux cadrage, ou à celui de l’admirable direction des acteurs toute en humilité, le réalisateur signe un impeccable film, soigné à tout point de vue. Chaque plan possède son propre lot de splendeurs : c’est une véritable mine de trésors visuels. La beauté des tableaux ne saurait être niée tant elle se dévoile lors d'innombrables plans qui flattent l'oeil, peignant une sorte de tremplin pictural séduisant laissant la place nécessaire à l’expression sensible des subjectivités. Ce faisant, W. Wenders déplace ainsi le regard en rejetant l'américanocentrisme, le reléguant au second plan à de discrètes et mineures incarnations. Les Etats-Unis ne se manifestent dès lors que par métonymie : le Coca-Cola, les motels, le drapeau rayé et étoilé, les gigantesque billboards, le stéréotype du marginal endoctriné hurlant à l’autoroute ses discours radicaux, Star Wars et la NASA pour qui le petit garçon voue un amour sans limite et même cette réplique « nobody walks », apparemment anodine, mais qui révèle en réalité combien la population carbure au gaz, utilisant la voiture comme moyen de transport privilégié… Cette mise à l'écart permet par conséquent de se concentrer sur l’histoire personnelle d’une famille brisée. Le film pose l'interrogation suivante : qu’est-ce qu’être père ou mère ?
La bande-son, modeste par sa répétition d’un même thème musical de slide-guitar composé par Ry Cooder, ne se fait en fin de compte que rarement entendre, si l’on fait fi du début. Le silence peut ainsi aisément disposer de l’espace et génère une atmosphère propice à la contemplation, à la réflexion et surtout, à la maturation des sentiments sur la durée. Cette longueur, c’est aussi une langueur. Or, cette place accordée au silence (chose que les films contemporains dédaignent, incessamment entraînés dans un rythme effréné) est un don car elle fait sens. Pour raconter une histoire, il faut un espace et ce dernier est également régi par le temps. Deux heures et vingt-sept minutes, voilà le temps durant lequel le sablier s'écoulera. De son côté, le spectateur se verra soumis à la même temporalité aliénante que le protagoniste.
Fantôme et fantasme
Sans jamais recourir à la violence, à la crudité, à la nudité ou au pathos à outrance, le film est gagné par l’émotion puisque cette dernière imprègne l'image et le tissu narratif ; elle transpire, elle mouille vos yeux à l’occasion. Toutefois, le spectateur n’a pas l’impression qu’on lui a soutiré cette empathie par la force (contrairement à beaucoup de films qui vous volent des larmes, autrement dit, qui vous extorquent de la tristesse en usant toutes sortes de stratagèmes narratifs et esthétiques visant à susciter la peine - ce qui peut aussi s'interpréter comme une preuve de malhonnêteté). Avec un casting à échelle humaine, le nombre réduit d'acteurs permet un traitement plus pointu des singularités au nom de l’authenticité. Dans le premier rôle, Harry Dean Stanton, gauche et sincère en père à retardement, est très touchant.
Néanmoins, la personnalité qui illumine le film, l’étoile qui donne cet éclat à Paris, Texas, c’est sans conteste Nastassja Kinski. Autant par sa divine apparence, inhumaine comme un ange rose venu sur terre, que par la justesse de son jeu, elle conquit et subjugue. Ses yeux finement soulignés de crayon, ses lèvres rosées, son carré parfaitement blond, elle est la femme non fatale, mais phénoménale. Figurée par un doux érotisme, une sensualité sensible, laquelle n'est sous-tendue par aucune once de vulgarité, sa présence irradie de quelque chose d’indescriptible. Elle est par ailleurs littéralement représentée comme une vedette de cinéma lors des deux séquences tournées dans le peep show (lieu de plaisir où se déroulent des spectacles pornographiques, lequel n'est visible que par un seul voyeur). Son image est en effet contenue dans cette vitre teintée qui n’est en réalité rien d’autre qu’un écran de cinéma : subtile mise en abyme du réalisateur, fenêtre sur cœur par laquelle Travis, spectateur-voyeur à son tour, contemple la projection de son fantasme. Ces scènes de retrouvailles incarnent l’acmé du film et emploient un panel de fabuleux procédés techniques, jouant entre autres sur la voix acousmatique diffusée par le téléphone (rose), la vision empêchée, le hors-champ, le surcadrage... C’est d’une finesse inouïe. Dans L’Effet cinéma, Jean-Louis Baudry raconte :
Je suis persuadé que la scène du cinéma (comme on parle de scène de l’inconscient) permet une théâtralisation du sujet transcendantal, de l’ego cogito, et qu’elle réalise le fantasme de toute puissance cognitive du sujet par une maîtrise jouée du temps et de l’espace apparentée à celui qui s’exprimerait dans le cogito des philosophes[1].
Reliant l’impression de réalité opérée par le cinéma à l’allégorie de la caverne de Platon dont le dispositif évoque celui du dispositif cinématographique [2], il en vient à la conclusion que « [l]e cinéma est bien, une fois que les conditions techniques furent réunies, l’invention d’une machine destinée à simuler l’accomplissement d’un désir constitutif de l’être parlant[3]. » C'est précisément cette réalisation du fantasme du protagoniste, dont l'incarnation féminine lui apparaît toujours projetée sur une surface et jamais matérialisée physiquement sans obstacle intermédiaire, dont traite l'oeuvre de Wim Wenders. Après des années d'absence, Travis refait face à la femme aussi fantasmatique que fantomatique qui a hanté son passé.
On retiendra de Paris, Texas qu’il constitue une cinématographie qui adjoint sensibilité et tendresse, parvenant à représenter avec brio l'intimité sentimentale des âmes meurtries et ce, sans l'ombre d'un artifice.
[1]. BAUDRY, Jean-Louis. L’Effet cinéma, Paris, Éditions Albatros, 1978, p. 10-11.
[2]. Ibid., p. 11.
[3]. Ibid., p. 12.
Photo couverture ©Image du film. Tous les droits appartiennent et reviennent aux auteurs du film.
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