La Chasse : entre le loup et l'agneau
- RG
- 30 juil. 2023
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 mai
Un film glaçant et déchirant, voilà ce qu’est La Chasse (2012), réalisée par Thomas Vinterberg. Ce dernier relève avec brio l’immense défi de mettre à l’écran l’inimaginable avec l’histoire d’un homme injustement accusé. Le réalisateur danois signe ici une œuvre magistrale doublée d'une torture psychologique déconcertante.
Le synopsis est le suivant : Lucas, homme affable de quarante ans fraîchement divorcé, travaille au jardin d’enfants de sa ville. Lorsqu’une petite fille, Klara (qui se trouve être aussi la fille de son meilleur ami), affirme avoir été abusée par lui, le monde lui tourne le dos et son existence se mue en torture. Incriminé à tort, Lucas est chassé, battu et condamné à errer en loup solitaire.
Attention, cet article contient des spoilers !

Le regard glaçant que nous jette Mads Mikkelsen lors la fameuse scène de l'église.
La sobriété comme cruauté
Il semble que le film frappe avant tout par la neutralité de son image dont la sobriété formelle tend à valoriser le réalisme. Bien qu’elle soit une fiction, l’œuvre de T. Vinterberg fonde l’efficacité de son récit dans la mise en scène visiblement épurée et exempte d’arabesques inutiles ou de fioritures qui paraîtraient ici futiles : c’est là la victoire de son entreprise, qui s’inscrit probablement dans un lointain sillage du Dogme95 dont il demeure, avec Lars von Trier et plusieurs autres réalisateurs danois, la figure de proue. A noter cependant, que La Chasse n’est pas issue du mouvement Dogme95, contrairement à Festen (1998), plus audacieux formellement par son tournage la caméra à la main, son absence de musique et de régression narrative. L’esthétique réaliste certes crue - si ce n’est brutale - de La Chasse aux teintes sombres et froides, ne s’encombre guère d’artifices cinématographiques excessifs ou de discours trop élaborés, et braque davantage la caméra sur le réel ainsi que sur ses manifestations authentiques les plus inexorables puissent-elles être. L’apparente simplicité du montage, des mouvements de caméra, de la disposition des éléments décoratifs, des paysages, sont en effet autant d’éléments réalistes. L’empire du ton mélodramatique, omniprésent, ne s’illustre pas dans des plans transpirants de mélancolie accompagnés de musique plaintive. Pourtant, c’est bien dans la sobriété du dispositif, cruelle mais belle, qu’il parvient à nous voler quelques larmes. Le film emprunte les traits d'un pénible plaidoyer.
Malgré sa propulsion évidente au rang de martyr, le personnage de Lucas ne s’embourbe pas dans un tragique larmoyant et théâtral, au contraire, il évolue avec mesure. Mads Mikkelsen est grandiose dans son extrême modération. Il acquerrait presque une certaine morale de jeu d’acteur et brise tous les cœurs en nous jetant silencieusement un regard éloquent, - bien plus qu’il ne l’aurait fait s’il s’était évertué à la démonstration de pathos à outrance. En ce sens, la scène dans l’église lors de la messe de Noël demeure particulièrement bien réalisée et exécutée. Hautement symbolique dans sa dimension christique, c’est un cri pour la reconnaissance devant Dieu, souverain du jugement dernier, que celui que pousse Lucas qui en appelle à la sainteté et à la justice lorsqu’il explose de rage.
Le loup et l’agneau
Le film porte bien son nom : c’est une chasse à l’homme qui ne laisse aucun répit à la proie, traquée et excommuniée du troupeau. Lucas a été rejeté par sa meute qui a fait de lui un bouc-émissaire et pire un criminel, en le condamnant à l’exil. L’animalisation de l’homme est un enjeu essentiel du film qui dépeint la métamorphose d’un innocent en gibier de potence et nous plonge au cœur de cette forêt effroyable (qu’incarne désormais la ville) dans laquelle la proie se débat pour fuir afin de survivre. La thématique de la chasse est par ailleurs explicitement abordée par T. Vinterberg, à commencer par les inserts métaphoriques sur des biches dans la forêt, comme pour annoncer la chasse à venir. Si l’on en croit le récit, la chasse demeure dans la tradition danoise un rite important dans la vie du jeune qui ne pourra devenir homme que lorsqu’il aura tué son premier gibier. A la fin du film, Marcus, le fils de Lucas, se voit offrir son premier fusil dans cette même perspective. Symboliquement, l’enfant devient homme lorsqu’il choisit de prendre en chasse un être vivant. Tuer serait-il donc un moyen de comprendre sa propre humanité ? Voilà qui demeure paradoxal.
Si chasser c’est faire de soi un homme, c’est également affirmer son existence au profit ou aux dépens de l’autre. Pour autant, c’est surtout tuer, quitte à s’embourber dans de fausses croyances pour ne pas être tué soi-même.

Lucas (Mads Mikkelsen) et son fils Marcus (Lasse Fogelstrøm).
Tout du long, la caméra est braquée sur Lucas, devenu proie car considéré comme un prédateur sexuel. C'est ainsi que les spectateurs se muent eux-mêmes en juges de la situation et témoins de l'injustice. Or, le récit concentre toute sa force en ce qu’il met son public dans une position de jugement pour le moins délicate : qui est le véritable coupable de l’histoire ? Qui peut-on blâmer ? La pédophilie, étant le crime de la plus haute gravité ne peut se permettre de rester impuni et de facto, justifie sans pour autant légitimer la virulence des autres, expliquant ce déclenchement de fureur digne d’une guerre de tous contre un seul. Face à une telle monstruosité, le bénéfice du doute apparaît comme étant un trop grand risque et n’est pas acceptable, c’est pourquoi la plupart des habitants choisissent de se rallier à la conscience du grand nombre, comme pour manifester l’instinct grégaire.
Aussi le film semble-t-il avoir été écrit à l’aune de la célèbre formule de Thomas Hobbes « L’homme est un loup pour l’homme ». La petite Klara serait-elle en fin de compte l’agnelle innocente de la fable, ou bien la louve ? Il n’y a guère de réponse à cette interrogation. Voilà un face-à-face vain et indubitablement voué à l’échec. La conscience d’un enfant ne peut s’évaluer ou se mesurer à celle d’un adulte. Pas de grand méchant loup dans l’histoire, mais deux êtres humains. Seule différence : l’une est en construction (Klara grandit), l’autre entame sa déconstruction (Lucas vieillit). T. Vinterberg parvient dès lors à s’extirper de tout manichéisme simpliste. Il n’y a ni bon ni méchant. Sans doute le film est-il bâti sur une profonde fondation dichotomique tant on pourrait y percevoir de nombreuses dualités et parmi elles : enfant/adulte, féminité/masculinité, victime/coupable, seul/tous. Cela se présente donc visiblement comme un duel et alors par extension se pose un ultimatum de taille au spectateur : prendre parti. A cet égard, la focalisation sur le personnage de Lucas nous invite à la compassion tandis que ce dernier se refuse lui-même à l’apitoiement. Elle nous place de son côté tandis que l’on assiste à sa descente aux enfers, sa catabase dantesque. Car ce sont bien aux derniers mois d’un condamné auxquels on assiste.

Klara, jouée par Annika Wedderkopp, alors âgée de huit ans.
Vers la tragédie antique
Si Lucas ne tombe pas dans l’écueil du larmoyant, on pourrait néanmoins objecter car en vérité, il pourrait bien y avoir quelque chose de tragique dans le film, et donc de sénéquien, renouant par la même occasion avec le théâtre. En effet, il serait possible d’identifier ce qui pourrait se rapprocher de près ou de loin à du registre tragique. D'abord, il y réside une dimension fondamentalement fatale. Lucas est condamné à perpétuité, marginalisé et exclu par sa meute. Comme une sentence qui s’abat sur ses épaules, les paroles de la petite Klara signent son arrêt de mort. Lucas, même après avoir été innocenté, ne sera jamais réintégré pleinement. Il ne recouvrera jamais son humanité. Funeste destin que celui d’un rejet définitif. Or, cette mort sociale est une mort définitive. Sa réhabilitation dans la société est impossible. La proie est prise au piège et le tireur ne détournera pas son viseur ; c’est justement là que l’on retrouve alors le fatum antique (celui-ci se définissant comme le destin irrévocable auquel les héros et héroïnes des tragédies grecques antiques étaient assujettis).
Tel Œdipe, Lucas serait-il donc à son tour propulsé au rang de héros tragique ? Il ne serait pas tout à fait exact d’affirmer cela. Un certain nombre d’éléments ne correspondent pas tout à fait pour que cela soit le cas. Par exemple, Lucas ne cède pas à la tentation du furor (défini par Aristote comme une « folie furieuse ») comme l’ont fait Médée lorsqu’elle brûlât ses enfants ni même comme Atrée qui fit manger à Thyeste sa propre progéniture. La topique du furor ne coïncide pas exactement avec le personnage de Lucas, sa monstruosité étant davantage ambiguë. Si le réalisateur semble nous indiquer sa complète innocence, il ne demeure monstrueux qu’au travers des yeux d'autrui et ce, de manière erronée. Il ne serait donc que partiellement correct de parler de La Chasse comme fille tragique de Sénèque.
Cependant, le film nous délivre bel et bien une ultime morale : celle que l’homme est son propre ennemi, que la loi du plus fort est reine de ce monde parfois injuste. Une leçon que La Fontaine nous avait d’ores et déjà enseignée.
Photo utilisées ©Images du film. Tous les droits appartiennent et reviennent aux auteurs du film.
Critique bien menée et très agréable à lire!