Triangle of Sadness : une pénible excursion aux Bermudes
- RG
- 5 oct. 2024
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 mai
Convié à une croisière de luxe, un couple de jeunes mannequins influenceurs pense pouvoir se prélasser sur un immense yatch. Choyés par l'équipage aux petits soins, les vacanciers, tous aussi opulents qu'exaspérants les uns que les autres, déchantent néanmoins assez vite lorsque le dîner du gala, présidé par un capitaine un peu trop amoureux de la bouteille et une commandante de bord sous l'eau, tourne au cauchemar. Dehors, une tempête se lève et menace de s'abattre sur le paquebot, menant ce dernier à sa perte.
Attention, cette critique contient des spoilers !
Triangle of Sadness, réalisé en 2022 et présenté à la 75e édition du Festival de Cannes dont il remportera la Palme d'Or, fait partie de ces oeuvres qui laissent le spectateur dubitatif. Oscillant entre grande longueur et petits bonheurs, le film tangue de-ci de-là et semble se noyer par moments. Pour autant, c'est dotée d'un humour noir que la comédie - fruit d'une collaboration suédo-franco-germano-britannico américaine - parvient à aborder une multitude de questions politiques, s'amarrant avec adresse au réel et s'ancrant indéniablement aux problématiques sociales actuelles. À tout passager-spectateur, prévoyez vos bouées de sauvetage, Ruben Östlund est à la barre.
La face cachée de Titanic ?
Dans un premier temps, ce qui peut paraître déroutant est la cohérence du récit, divisé en plusieurs parties, ressemblant à une tragédie en trois actes. Du début à la fin, il est certes ardu de comprendre comment l'on a pu dériver à ce point. S'ouvrant sur les querelles du jeune couple de protagonistes influenceurs, Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean), l’histoire bascule progressivement vers quelque chose de limite apocalyptique. Un cataclysme intervient sans crier gare. Les filtres sont soudainement ôtés (ainsi suggère le titre français du film, Sans Filtre) et l'artificiel cède sa place au naturel. Lors du dîner de gala du capitaine, séquence charnière du film surtout mémorable par l'intoxication sévère des passagers, chacun des nantis richement vêtus perd tout de sa superbe : l'inondation du navire est assez ironiquement d'abord provoquée de l'intérieur par les personnages malades qui se liquéfient. Symboliquement, l'hémorragie interne est le premier des signes du naufrage qui va suivre. Le chaos diluvien qui survient à l'extérieur donnera le coup de grâce. Serait-ce Titanic en version non-censurée ? Inoubliables, les scènes d’intoxication alimentaire des riches passagers se rapprocheraient presque même du gore. En fait, cette insistance quasiment grossière et malsaine sur la mise en ridicule des riches fait en quelque sorte acte de justice, apparaîssant comme une vengeance orchestrée avec ironie. Profondément sadique, l'humour noir y règne en maître. Mais cette pseudo-jouissance ne dure qu’un temps puisqu’à force de regarder autant de déjections et rejets humains, la nausée nous prend face à ce spectacle difficilement soutenable. Nous dégoûter des riches, voilà ce que le film semble vouloir nous faire faire (et la mission est relevée avec brio). On s’attendrait presque à revivre la même séquence d’inondation de sang de The Shining (1980) de Stanley Kubrick, seulement cette fois-ci, nous voilà plongés dans une tout autre substance, une moins rouge et davantage… marronnâtre.
De Marx à Platon
De là, le film prend un tournant significatif et se métamorphose en satire, en critique acerbe du monde superficiel et aliénant de la mode et de son obsession pour le paraître, dénonçant discrimination sur discrimination telles que l’inégalité homme-femme. Il s'attarde en vérité surtout sur l’argent et sa qualité de marqueur social agissant au cœur de cette micro-société qu’incarne le bateau de croisière (dont la hiérarchie verticale est clairement avec en haut le pont réservé aux clients et en bas les cuisiniers, personnel de ménage et mécaniciens). De la ville à l'île, le bateau ayant coulé, c'est presque un retour à l'état de nature dont nous parlaient tant de philosophes. Ou plutôt, c'est l'anarchie. C'est dans un espace nu et dénué d'institution d'autorité, là où les lois sont impuissantes, que les personnages-passagers sont forcés d'évoluer pour survivre : il s’agit alors de refonder entre autres les principes de justice et de répartition des tâches. Il faut rebâtir une société sur le sable. Les inégalités n’existent plus, les compteurs sont remis à zéro, tous les personnages sont équitablement démunis, ainsi s’opère un renversement des rapports de force. Indéniablement politique, le film cite littéralement Karl Marx et rejoue le combat opposant capitalistes et communistes, une dualité représentée lors de la séquence du riche magnat russe (Zlatko Burić) et du commandant du bateau, un alcoolique désintéressé au sens douteux des responsabilités (joué par Woody Harrelson, avec en prime un petit souvenir d’Haymitch de Hunger Games). Dans La République de Platon, Socrate employait la métaphore du bateau pour désigner la Cité. Selon lui, il existe un « art de naviguer » et seul le philosophe, aussi hué soit-il pour ses connaissances, peut prétendre réussir à gouverner convenablement contrairement aux démagogues ou sophistes qui mèneraient le navire à sa perte. On comprend comment le commandant « haymitchesque », piètre philosophe, a fait sombrer la Cité flottante avec tant d’indifférence. Le bateau ayant coulé, la hiérarchie sociale n’existe plus, les privilèges sont abolis, tout comme les classes dès lors en lutte. Comme dans beaucoup de films contemporains, l'anticapitalisme a le vent en poupe.
Une tendance à la dérive
Sans doute le plus grand défaut du film réside-t-il dans sa longueur. On tend en effet à regretter que le récit traîne indéfiniment. C’est par ailleurs fort dommage car l'ouverture du film est assez prometteuse (on entre dans les coulisses d'un casting de mannequins), mais cette séquence n’a en fait plus grand à voir avec la suite. Quoique peu justifié car seulement mentionné une seule fois au commencement du film, le titre reste quant à lui énigmatique. Si « triangle of sadness » désigne la partie du visage qui se situe entre les sourcils, on imagine qu'il fait également allusion au Triangle des Bermudes, endroit mystique situé dans l'océan Atlantique où auraient mystérieusement disparu nombre de navires. Malgré tout, les multiples questions que se pose le film valent le détour - au risque toutefois de s'y noyer. Il faudrait le revoir, malheureusement c’est un film peu digeste, même pour des spectateurs à l'estomac bien accroché qui ne souffrent pas du mal de mer.
Photo couverture ©Image du film. Tous les droits appartiennent et reviennent aux auteurs du film.
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